La Bête
Faut-il accepter les contraintes de son mécène ? Même si celles-ci sont contraires à tout goût artistique, à tout ce que l’on croit ? En gros, devrais-je accepter une publicité pour le dernier disque de 50 Cents sur mon blog ? C’est une des nombreuses questions qu’a posé la Bête de David Hirson, que j’ai eu beaucoup de plaisir à voir hier soir au théâtre Nuithonie de Fribourg. Jusqu’où doit-on aller dans ce refus ? Faut-il sacrifier l’ensemble de sa troupe par exemple ?
Pour illustrer ce dilemme cornélien mais moliéresque dans le cas présent, Hirson, auteur US contemporain, nous plonge dans la troupe d’Elomire (je vous laisserai trouver l’anagramme tout seul, non mais, c’est vrai, on va pas tout vous mâcher comme dans le programme… C’est à se demander pourquoi il a choisi un anagramme d’ailleurs… Pardonnez cette disgression) , dans laquelle le Duc de Conti aimerait faire jouer un de ses protégés, Valère. Un protégé beau parleur mais complètement sot, vide et superficiel. Interprété dans ce cas par un acteur désopilant, qui se déchaîne pendant l’ensemble de la représentation. Il nous fait par moment aimer la Bête, la trouver presque sympathique, à se demander si finalement Elomire n’a pas tort. Et pourtant, au fond de nous, on pense qu’il a raison, qu’aujourd’hui règne dans la « culture » bien trop souvent la facilité, la façade, l’artifice. Mais même si on trouve cela parfois séduisant, si on regarde la lucarne, attiré par le strass et les paillettes. On l’aime bien parfois, cette Bête. D’ailleurs, me disais-je en rentrant du spectacle, ce qui pour moi n’est pas forcément considéré comme étant la Bête l’est sans doute pour quelqu’un d’autre.
Bref, un conseil, allez voir cette troupe qui fait un travail d’acteurs absolument excellent, notamment lorsque toute l’équipe interprète la « pièce » de Valère. C’est un régal de pantomime. Seul bémol, une entrée en matière peut-être un peu trop longue ; le metteur en scène aurait pu à mon sens couper un peu dans le texte. Mais l’ensemble tient vraiment la route. Dommage qu’il y soit d’ailleurs plus que pour une représentation (le 6 avril à Yverdon) en Suisse.
Deux extraits : le premier, tiré du monologue de 30 minutes de Valère; c'est un passage extraordinaire (même comme je l'ai dit, on aurait pu couper 20 % de ce passage, qui devient trop long à la fin) où Valère fait semblant de vouloir se déprécier, au cours duquel maintes fois il fera mine de vouloir laisser parler les autres personnages présent sur scène, sans que ceux-ci ne puissent en placer une :
Babiller ainsi sans contrôle et sans arrêt,
Voilà bien de ces vices qui nous tyrannisent.
Pour moi, je fais des phrases toujours très concises,
Je me tiens au sujet presque sans erratum.
Mais quand je balbutie hélas! C’est mon pensum,
Ça provoque chez moi comme une logorrhée
Et rien n’arrête alors ma verbale diarrhée.
De moi le plus souvent, j’entends dire en tous lieux,
Que je me rends coupable, l’air avantageux,
Au milieu des débats, de garder le silence.
C’est que je n’aime pas étaler ma science.
Même si je déçois par ma sévérité,
La plèbe qui m’écoute avec avidité.
Comme si voyez-vous la sagesse des âges,
Etait totalement écrite sur les pages,
Du glorieux écrin que forme mon esprit.
Cette légende ici mérite un contredit,
Car mes admirateurs flattent pour me complaire,
Ce qu’ils croient être un art et n’est que savoir-faire.
Car je sais bien que je ne suis qu’un troubadour,
Chez qui, peu de talents ont fait un court séjour.
Vous trouvez qu’avec trop d’excès je me critique ?
Las ! Dix mille autres m’ont dardé la même pique.
(Emerveillé)
“Vous trouvez qu’avec trop d’excès je me critique ?
Las ! Dix mille autres m’ont dardé la même pique.”
Oh mais c’est très bon ça ! Pourrait-on mieux trouver ?
Et voici la conclusion d'Elomire :
Maintenant qu’il est temps de reprendre la route,
Alors qu’étaient bien oubliés les jours sans pain,
Je m’interroge et soudain je redoute
D’avoir été bien trop sévère, voire hautain.
Mais en tout imbécile sommeille une bête,
On ne la voit pas bien, elle se dissimule,
Elle attend son triomphe et montre enfin sa tête.
Quand le monde entier se couvre de ridicule.
Il y a tout de même une joie bien réelle,
Alors et même que la joie est en danger,
À défier l’obscurité universelle,
Car c’est bien par nos choix que nous sommes jugés
0 Comments:
Post a Comment
<< Home